Équité

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La notion d’équité : Quel enjeu pour les politiques sociales ?[1]

Les réflexions sur la notion d’équité, associée à celles d’égalité et de justice, remontent à l’Antiquité. Elles ont longtemps concerné les domaines de la philosophie politique et du droit, dans lesquels l’équité se voyait attribuer une fonction certes nécessaire, mais secondaire, de correction dans les applications du principe d’égalité devant la loi : la loi étant générale et abstraite, son application concrète aux individus exige une interprétation constante, par les juges notamment, qui doivent se fonder sur des critères d’impartialité, c’est à dire d’équité. Par extension, en France après guerre, cette idée d’équité réapparaît en tant que fonction corrective de celle d’égalité dans le domaine de la distribution des droits économiques et sociaux : les principes d’égalité des droits socio-économiques sont définis de façon très générale, il convient donc de les appliquer équitablement, en examinant les situations concrètes et même individuelles, à l’aide de politiques sociales appropriées. Mais après la parution de l’ouvrage de John Rawls, Théorie de la justice[2], les réflexions sur le concept d’équité vont prendre un tour nouveau. Le statut de l’équité est en effet considérablement réévalué dans cette théorie : loin de n’être qu’un accessoire pour la réalisation d’un idéal d’égalité, il devient un préalable obligatoire, ainsi qu’une référence constante pour la définition de « principes de justice » régulateurs du fonctionnement de la société. Est-ce à dire comme cela a pu être avancé, que cette théorie affaiblit l’idéal d’égalité en lui substituant celui, moins contraignant, d’équité ?

La notion d’équité chez Aristote

On considère généralement que les premières formalisations philosophiques de l’idée d’équité remontent à Aristote[3]. Dès l’Antiquité en effet, au Veme siècle avant JC, la société athénienne connaissait le régime de l’égalité entre tous les citoyens devant la loi[4]. Mais il apparaît que la loi se caractérise par sa généralité et qu’elle ne peut intégrer les multiples cas particuliers auxquels le juge doit faire face lors de son application concrète. Aristote introduit alors la notion d’équité qui se présente comme une vertu associée au juge, destinée à corriger les insuffisances de la loi en conservant l’esprit d’impartialité propre à l’idée d’égalité devant celle-ci : le juge est donc amené à suppléer les insuffisances de la loi en cherchant à reproduire « ce qu’eût dit le législateur lui-même s’il avait été présent » et « ce qu’il aurait porté dans la loi s’il avait connu le cas en question »[5]. Pour l’époque contemporaine, on pense évidemment à l’appel aux circonstances atténuantes dans une décision de justice, qui relève de cette idée d’équité.

Ce qui est intéressant de noter dans cette tradition philosophique de la justice qui fait toujours référence, ce sont les statuts relatifs des notions d’égalité et d’équité[6] : L’égalité est contenue dans la loi et constitue une norme objective par rapport à laquelle chacun (le juge en premier lieu) doit se situer. L’équité en revanche demeure extérieure à la loi, en position subordonnée, cantonnée à une appréciation subjective. Ainsi, le principe d’égalité est-il inscrit en première place des textes fondateurs de la démocratie française : dans l’article 1er de la Déclaration de 1789, dans le préambule de la Constitution de 1946 ou dans l’article 1er de notre Constitution de 1958. L’équité en revanche n’apparaît que marginalement dans certains textes, sans avoir force de loi : elle est renvoyée à la sphère des appréciations concrètes, dépendantes des contextes politiques, idéologiques et sociaux.

Équité et politiques sociales.

La conception française de l’égalité peut se décliner suivant trois volets qui ont jalonné historiquement la construction d’un modèle global de référence : d’abord, l’égalité devant la loi ou égalité des droits, fondée par la Déclaration de 1789 ; puis, l’égalité des chances, par l’école particulièrement, proclamée sous la IIIeme République ; enfin, l’égalité des conditions matérielles d’existence, consacrée par la Constitution de 1946, avec l’introduction de l’égalité des droits économiques et sociaux, grâce à une redistribution des richesses par le biais de l’impôt sur le revenu et la sécurité sociale notamment.

Cet édifice (surtout les principes d’égalité des chances et d’égalité des conditions matérielles) se traduit par l’engagement des politiques de l’Etat social (souvent nommé : Etat providence), pour tenter de répondre à l’ambition égalitaire. Comme le souligne le Conseil d’Etat : « Le principe d’égalité n’a jamais prétendu assurer à lui seul l’égalité économique réelle au sein de la société. Il a cependant produit le sentiment qu’un certain progrès vers cette égalité réelle était possible »[7].

Or, on s’est aperçu rapidement que si le principe d’égalité, sous ses différentes formes, était appliqué à des citoyens supposés « abstraits », sans tenir compte des différences concrètes de situation économique et sociale, il pouvait aboutir, à l’inverse du but recherché, à renforcer et légitimer les inégalités : par exemple, l’application d’un même programme scolaire à tous, tourné vers une priorité pour l’abstraction, est inéquitable dans la mesure où il favorise les élèves issus de milieux cultivés, déjà familiarisés avec ce type d’approche. De même, l’affirmation de l’égalité des droits économiques et sociaux n’a de sens que si les grandes politiques redistributives (fiscalité, sécurité sociale) suffisent à réduire les écarts entre les situations matérielles. A défaut, l’équité – ou plutôt, l’engagement dans une conception plus équitable de l’égalité - exige qu’un effort particulier soit accompli en faveur des catégories sociales les plus concernées par les processus inégalitaires. Ainsi, la recherche d’une conception équitable de l’égalité des chances s’est-elle traduite par la mise en place, dans les années 1980, des zones d’éducation prioritaires (les ZEP) en faveur des publics scolaires issus de milieux défavorisés, accompagnées de dispositifs juridiques et financiers particuliers. Mais, depuis 1946, on peut dire que le principe d’équité est déjà largement utilisé dans les politiques sociales (de façon implicite, toutefois). Sa mise en œuvre apparaît de manière variable à travers des dispositifs différenciés en fonction des publics visés : dispositifs concernant l’aide alimentaire et l’aide sociale (l’aide financière particulière et prioritaire aux personnes âgées, par exemple), les droits au logement, à la formation, etc.

Le principe d’équité ici, se présente donc comme un complément indispensable au principe d’égalité. Cette subordination du statut de l’équité jusqu’aux années 1980 est bien mise en évidence par Hélène Thomas : « Le raisonnement en équité est alors mobilisé comme auxiliaire de celui de l’égalité dans la perspective de permettre, à un terme lointain, la meilleure garantie de l’égalité abstraite […] les politiques sociales s’efforcent d’agir équitablement en faveur de publics cibles visés, supposés en position la plus défavorable dans l’ordre social, économique, et, plus récemment, politique »[8].

John Rawls et la revalorisation du statut de l’équité.

La parution en France de la Théorie de la justice de John Rawls à la fin des années 1980, a eu pour effet de relancer le débat sur la justice sociale et sur les rôles respectifs des notions d’égalité et d’équité (ce débat, toutefois, était déjà largement engagé à l’échelle internationale depuis les années 1970).

L’auteur en effet, qui fait de la justice la vertu fondamentale pour la bonne marche des sociétés démocratiques, tente de définir un modèle global de régulation sociale à partir de l’élaboration de principes de justice destinés à guider l’action des institutions. La fonction de ces principes de justice est d’assurer une répartition équitable de ce que Rawls appelle des « biens premiers », c’est à dire des biens supposés indispensables pour la réalisation des conditions de vie futures des individus. La liste précise des « biens premiers » étant fonction des caractéristiques historiques de chaque société démocratique : Libertés fondamentales, revenus et patrimoines, pouvoirs, statut professionnels, etc…et Rawls y ajoute un bien de nature morale : « Les bases sociales du respect de soi ».

Mais toute la démonstration de Rawls est basée sur l’idée selon laquelle aucune société, quels que soient les principes qui la fondent, ne peut être juste, et à fortiori égalitaire, si la situation initiale n’est pas équitable. D’où la grande importance accordée par ce philosophe à la détermination des modalités de constitution du contrat initial ; plus précisément, à la recherche d’une méthode de définition, dès l’origine, des critères d’impartialité ou d’équité, pour l’établissement du meilleur consensus autour de principes de justice. La méthode proposée est celle dite du « voile d’ignorance » : Rawls suppose que des partenaires représentant les différents groupes sociaux soient placés dans une situation originelle où ils ignorent tout de leur situation future dans la société. Par un raisonnement très rigoureux, Rawls démontre que, s’ils ont le choix entre différents types de principes de justice (fondés sur le primat absolu de la liberté d’entreprendre, ou sur l’utilitarisme, ou sur l’égalitarisme absolu, etc.), le consensus dans la situation originelle s’établira autour du minimum de risque pour chacun quelle que soit sa situation future, donc sur une maximisation de la situation des plus défavorisés, avec deux garde-fous : Un maintien des libertés les plus fondamentales (à déterminer pour chaque société démocratique), d’une part, et une prise en compte de la contrainte économique ( refus d’une régression économique pour les plus défavorisés), d’autre part.[9] On voit donc que la notion d’équité, par une sorte de renversement par rapport à son statut habituel dans les conceptions de la justice, devient centrale dans la théorie de John Rawls, et ce à deux niveaux[10] :

  • Premièrement, elle est mobilisée, c’est la première fois, pour fonder les principes de justice par la détermination d’une situation d’équivalence de situation entre les individus dans une position originelle.
  • Deuxièmement, une fois les principes de justice élaborés, chacun est supposé être traité équitablement, si sa situation est conforme à l’application de ces principes.

Les enjeux d’un débat sur la relation entre équité et égalité

Suite à la parution en France des travaux de John Rawls, le débat français s’est un temps focalisé sur la notion d’équité au début des années 1990, certains y voyant l’occasion, dans un contexte d’accroissement des difficultés économiques, de réduire les ambitions en matière de lutte contre les inégalités. Il s’agirait dans cette optique de se focaliser sur la recherche de l’équité sociale, assimilée ici au seul enjeu de la lutte contre l’exclusion, et d’abandonner l’objectif plus général de la lutte contre les inégalités socio-économiques[11]. Certes, les défenseurs d’un abaissement des ambitions égalitaires sous couvert d’équité, n’évoquent pas explicitement la référence aux principes de justice de John Rawls à l’appui de cette thèse. En fait, le seul point commun avec les théories de cet auteur réside dans l’importance accordée à la notion d’équité. Mais pour l’essentiel, l’approche de John Rawls, à l’inverse du point de vue opposant équité et égalité, n’implique aucune remise en cause de la fonction régulatrice du principe d’égalité. Premièrement en effet, si le principe de différence accorde une priorité aux plus défavorisés (une discrimination positive), ce n’est pas dans le but de circonscrire la lutte contre les inégalités, mais au contraire, pour la faire diffuser plus largement, à partir de ces catégories, au sein des couches inférieures du salariat. Deuxièmement, les principes de justice associent certes une contrainte à la référence égalitaire, un impératif d’amélioration de la situation socio-économique des plus défavorisés (afin de proscrire l’idée de l’égalité par le bas) ; mais tant que cette condition est satisfaite, la fonction régulatrice du processus égalitaire peut se poursuivre.

Enfin, il serait dommage que les ambiguïtés du débat des années 1990 autour de la notion d’équité conduisent à une interprétation erronée de la théorie de la justice de John Rawls ; et qu’elles induisent une sous estimation des apports possibles d’une telle référence, dans le champ des politiques sociales notamment. Ainsi, notre notice sur la discrimination positive dans cet ouvrage, propose-t-elle un exemple d’utilisation féconde de la référence aux principes de justice de Rawls appliquée au champ des politiques d’insertion.


Notes et références de l'article

  1. Texte de Simon Wuhl, paru dans le Nouveau dictionnaire de l’action sociale, sous la direction de Jean-Yves Barreyre et Brigitte Bouquet, Bayard, Octobre 2006.
  2. John Rawls, Théorie de la justice, Seuil, 1987.
  3. Aristote, Ethique à Nicomaque, Livre V, Chap. X, Flammarion, 1965.
  4. Rappelons cependant les limites de cette expression égalitaire : les femmes, les esclaves et les étrangers ne sont pas considérés comme citoyens dans la société athénienne.
  5. L’Ethique à Nicomaque, op. cit., cité par Philippe Raynaud, « L’équité dans la philosophie politique », in Egalité et Equité, Antagonisme ou complémentarité, Economica, 1999, p. 6.
  6. Voir Chrystelle Schaegis, « La fonction rhétorique de l’équité », in Egalité et Equité, antagonisme ou complémentarité ?, op. cit., pp. 14 à 16.
  7. Rapport public du Conseil d’Etat, Sur le principe d’égalité, La documentation française, N°48, 1996, p.83.
  8. Hélène Thomas, « Vers un renversement de la dialectique égalité et équité dans les politiques sociales », in Egalité et équité, antagonisme ou complémentarité, op. cit., p.99.
  9. Il y a plusieurs formulations possibles des 2 principes de justice, dont la présentation synthétique appelle des commentaires d’accompagnement, fournis par Rawls. L’une des présentations possible et simplifiée est la suivante : 1er principe, sur les libertés : Les libertés de base (droits de l’homme, libertés politiques, libertés civiles) doivent être le plus étendues possibles et égales pour tous. Rawls indique qu’il considère que la liberté économique d’entreprendre n’est pas une liberté de base obligatoire, puisque ses principes sont supposés s’appliquer aussi bien en économie marchande qu’en économie planifiée. 2ème principe, de répartition socio-économique :
    • 1er volet, principe de juste égalité des chances : Les inégalités ne peuvent être acceptées que si une réelle égalité des chances existe pour l’accès aux fonctions professionnelles et aux positions sociales.
    • 2ème volet, principe de différence : les inégalités ne sont acceptables que si elles s’accompagnent du plus grand bénéfice pour les plus désavantagés.
  10. Pour une synthèse commentée des principes de John Rawls, voir Simon Wuhl, L’égalité. Nouveaux débats, PUF, 2002, pp.67 à 91.
  11. Voir notamment le Rapport au Premier ministre sur La France de l’an 2000 (sous la présidence d’Alain Minc), Ed. Odile Jacob, 1994.

Voir aussi

Articles connexes

Bibliographie

  • Conseil d’Etat, Rapport public sur le principe d’égalité (s. la dir. de François Stasse), La documentation française, 1996.
  • Égalité et équité, ""Antagonisme ou complémentarité ?, Economica, 1999.
  • Jean Paul Fitoussi et Pierre Rosanvallon, Le nouvel âge des inégalités, Seuil, 1996.
  • Rapport au Premier ministre sur La France de l’an 2000 (sous la présidence d’Alain Minc), Ed. Odile Jacob, 1994.
  • John Rawls, Théorie de la justice, Seuil, 1987, (1ère parution : 1971).
  • John Rawls, « La théorie de la justice comme équité : une théorie politique et non pas métaphysique », in Individu et justice sociale, autour de John Rawls, Seuil,1988.
  • Simon Wuhl, L’égalité. Nouveaux débats, PUF, 2002.
  • Simon Wuhl, Discrimination positive et justice sociale, PUF, 2007.



Mots-clefs


équité, égalité, justice sociale, principes de justice, droits économiques et sociaux, affirmative action, discrimination positive, John Rawls.

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